Le craftwashing: quand les grosses entreprises volent les codes des petits artisans pour mieux les tuer
Parfois c'est flagrant, d'autres fois c'est plus subtile... soyons vigilant.e.s!
Le craftwashing, vous connaissez?
« Craft » est un mot anglais qui se traduit par artisanat dans la langue de Molière.
Le craftwashing c’est un peu comme le greenwashing (ou écoblanchiment en bon français), une stratégie de marketing/communication pratiquée par les entreprises qui consiste à mettre en avant des actions écologiques pour se donner une image écoresponsable auprès du public, alors que la réalité ne correspond pas, ou très peu, au message émis.
Dans le cas du craftwashing, on reste sur une idée de durabilité en ajoutant cette fois une touche plus ou moins dosée d’authenticité feinte. Il s’agit alors de copier les codes du « fait maison » ou de l’artisanat pour casser l’image négative et industrielle de la grande distribution et des multinationales.
Si parfois la technique est très grossière, comme dans la plupart des cas évoqués ci-dessous, elle est parfois plus subtile et difficile à reconnaître.
Faux artisanat pour vrais fast-foods
L’exemple le plus connu de craftwashing est celui de McDonald qui a intégré petit à petit de minis bars à café ambiance tea room dans la plupart de ses restaurants: les McCafés. On y trouve des vitrines remplies de pâtisseries et de jolis macarons, des prix et descriptifs avec une écriture manuscrite, du mobilier en bois et des vendeurs en tablier qui fleurent bon l’arabica… ce qui dénote singulièrement avec l’odeur de friture du reste du local.
Mais McDo ne s’est pas arrêté là, en 2014 à Sydney, l’entreprise au clown le plus flippant du game lançait « The Corner », un nouveau concept hipsterisant qui copiait trait pour trait ces restos emblématiques des quartiers branchés de Londres, Brooklyn ou encore Berlin. La nourriture y est décrite comme plus saine et les plats sont présentés façon brasserie. Chez « The Corner » seul un petit détail rappelle son appartenance à McDonald… quelques très discrets logos McCafé sur ses emballage et en dessous de son enseigne.
Ici The Corner de McDonald à Sydney:
Photo The Guardian
Les employés The Corner avec chemises en jeans et tabliers qui servent des salades très différentes de celles vendues habituellement chez McDo:Photo Echochamber
Les employés de The Corner / McDo qui préparent des sandwiches devant les clients:
Ici, l’un des trois restaurants Pizza East, une véritable institution à Londres, et The Butchers’s Daughter à New York, dont s’est peut-être inspiré McDonald pour la déco de « The Corner »:
Photo Pizza East
Photo The Butcher’s Daughter NY
Ces maisons familiales absorbées par les mastodontes du commerce
Dans le même ordre d’idée, on peut également aborder le sujet de ces petites firmes familiales qui se développent puis se font racheter par des géants. Pour ne citer qu’elle, la marque de cosmétiques « inspirés par la nature » Kiehl’s, fondée en 1851, ne manque pas de jouer la carte de la petite pharmacie ancienne super sympa, avec ses points de vente tous différents, mêlant meubles d’apothicaires, fioles centenaires et personnel de vente en blouse blanche. Comme beaucoup d’autres, l’entreprise grandit au fil des décennies et s’industrialise dans les années 80. En 2000 Kiehl’s est rachetée par L’Oréal et même si l’esprit de la petite herboristerie de quartier est toujours présente dans nombre de ses magasins, les produits n’ont plus grand chose à voir avec les formules simples et naturelles mises au point dans la petite Brunswick Apotheke à New York au 19e siècle.
Le cas Caleb’s Kola
Autre exemple d’une multinationale se prêtant au jeu du « bœuf qui veut se faire aussi petit que la grenouille » c’est le soda « artisanal » Caleb’s Kola.
« Nous avons une vraie passion pour le cola. La passion dont nous parlons, qui consiste à se lever chaque jour et à créer la meilleure boisson possible, vient simplement de l’amour de ce que nous faisons et de ce que nous créons. Nous aimons cet esprit chez les autres. Si vous êtes passionné et aimez le métier que vous faites, nous sommes à vos côtés à 100%. »
Le spot promotionnel de Caleb’s Kola ci-dessous a tout d’une pub amateur pour une petite entreprise de passionnés. Ça donne envie n’est-ce pas? Eh bien Caleb’s Kola n’est autre qu’un produit du géant Pepsi. C’est tout de suite moins crédible.
Supermarchés, des loups déguisés en moutons
Des vendeurs en tablier, des intérieurs hipsterisants, du bois, des ambiances feutrées: on est bien loin de la description d’un supermarché classique éclairé au néon et pourtant, c’est bien le nouveau visage de la grande distribution.
En France, les zones industrielles blindées de centres commerciaux et géants du meubles ou de l’électroménager ont réussi à faire crever bon nombre de centres-villes en délocalisant le consommateur grâce à des prix attractifs, des places de parc en surnombre et une facilité d’achat puisqu’on trouve tout au même endroit. Mais laisser le cœur des cités aux petits indépendants qui on réussi tant bien que mal à subsister en misant sur leur savoir faire et leur authenticité n’était pas dans les plans de la grande distribution. C’est ainsi que des mini Carrefour, Monoprix ou encore Lidl « à taille humaine » et horaires prolongés récupèrent les locaux vides pour saturer le marché et s’appuyer sur des franchisés, c’est donc jackpot pour la grande distribution. Je vous renvoie à l’article de Vice – À Paris, les « Arabes du coin » ferment le rideau qui explique très bien le phénomène.
Le craftwashing intervient lorsque ces enseignes copient certaines caractéristiques des petites épiceries pour écouler les mêmes produits que dans les supermarchés, tout en référençant, parfois, quelques spécialités de producteurs régionaux, voire des partenariats, histoire de mieux embrouiller les consommateurs qui voient là une véritable prise de conscience des gros distributeurs.
On peut également citer comme exemple les magasins Naturalia « bio et 100% bien-être » filliale Monoprix / Casino qui vend huiles essentielles, super-aliments et produits bio industriels dans une sorte de néo-herboristerie au plafond végétalisé… par des plantes en plastique. Il s’agit là d’une réelle menace pour les drogueries et petits commerces indépendants qui s’étaient lancés dans le créneau des compléments alimentaires, l’aromathérapie ou la médecine douce.
Pour soigner sa stratégie de communication, la chaîne va même jusqu’à organiser des marchés de producteurs, une concurrence directe aux marchés traditionnels.
En Suisse, la Coop lance FOOBY
En Suisse, deux conglomérats d’entreprises se partagent le marché. Migros (37% du marché de l’alimentation suisse) et Coop (35%). Les deux géants orange comme on les appelle ici, possèdent également chacun une banque, sa chaine de magasins de sport, de meubles et de centres brico-loisir, son hebdomadaire gratuit (qui sont les plus gros tirages du pays), son réseau de stations service, son agence de voyage et j’en passe. Quand l’un possède un centre de loisir, un golf ou encore le réseau d’écoles dispensant l’offre la plus variée de formations du pays, l’autre dispose de chaînes de parfumeries, de pharmacies et de bijouteries, et s’impose comme distributeur de la marque The Body Shop. Viennent ensuite Manor et les allemands Aldi et Lidl, presque marginaux et enfin, les petits indépendants qui se partagent les miettes.
En gros, acheter hors du circuit de la grande distribution en Suisse demande un peu de réflexion, voire de l’imagination. Mais depuis quelques années, les épiceries de quartier ont commencé à reprendre des couleurs et les magasins en vrac à fleurir. En effet, une part grandissante de la population, se détourne de la grande distribution pour soutenir producteurs et commerces indépendants.
Sentant le vent tourner, la Coop vient d’ouvrir son premier point de vente FOOBY, à Lausanne en mars 2019.
« un concept store unique en son genre! Vous pouvez faire vos achats, assister à la production ou tout simplement boire tranquillement un café dans l’ambiance toute particulière de l’ancien théâtre. »
Un lieu magnifique, des artisans à la tâche, une sélection de produits régionaux, tout parait aussi beau que bon. Fooby ressemble à une sorte de marché artisanal où les employés vous accueillent avec des tabliers noirs pour faire plus authentique et on apprend que les artisans lausannois invités en rayons sont justement rémunérés et c’est plutôt positif.
Mais alors, où est le problème?
Si la Coop avait vraiment l’ambition de s’inscrire dans la durabilité en adoptant des prix plus justes et des pratiques plus ecofriendly, c’est dans ses points de vente déjà existants qu’on verrait se multiplier les produits régionaux et disparaître les grandes marques industrielles, le suremballage et denrées hors saison.
Fooby, c’est permettre aux clients de trouver tous les métiers de bouche, un fleuriste et un droguiste sous un même toit… (comme un supermarché normal quoi, mais en plus classe) en proposant un peu de vrac et en essayant de rattraper les citoyennes et citoyens comme vous et moi qui ne veulent plus de leur modèle actuel. Fooby, c’est sortir l’artillerie lourde pour torpiller un marché éthique et responsable et s’imposer en leader.
Mais tout n’est pas rose non plus. Comme vous pouvez le voir dans la vidéo ci-dessus Fooby, c’est le festival au plastique et fruits et légumes importés. On est très loin du sans faute, mais l’image est solide, les petits influenceurs lausannois roucoulent sur Instagram, le plan comm est impeccable.
Implanter ce genre de commerces dans les villes, c’est mettre encore plus en péril les dizaines de commerces de bouche indépendants qui avaient survécu jusque là et s’étaient trouvé un nouveau souffle en misant sur le bio, le vrac et le local.
Ces nouveaux commerces ont pour dessein d’amadouer les citoyen.ne.s qui veulent faire un effort sur leur consommation mais n’ont pas toutes les clés pour reconnaître la supercherie. C’est casser les prix sur quelques produits pour déséquilibrer tout un secteur, déjà fragilisé par la concurrence de la grande distribution et des géants de la vente en ligne.
L’équation complexe des petit.e.s artisan.e.s en grande surface
Se faire référencer par un supermarché est une aubaine pour les petits producteurs et artisan.e.s mais elle est à double tranchant. D’un côté, cela permet, dans un premier temps, d’augmenter le volume de vente et donc de profit, mais de l’autre c’est également devoir assurer une production plus conséquente et prioriser ses distributeurs, voire être obligé d’investir, et parfois de s’endetter, pour agrandir son infrastructure.
Autre aspect, de petits commerces se sont vu déposséder de produits artisanaux, car leurs producteurs n’arrivaient pas à suivre le rythme imposé par la grande distribution et ont préféré renoncer aux revendeurs les moins intéressants en terme de volume. D’une certaine manière, un.e artisan.e qui s’allie à la grande distribution met directement en péril les petits commerces indépendants qui lui ont permis de se développer jusqu’alors.
En tant que consom’acteurs-trices, n’oublions pas que tous les produits régionaux vendus dans ces magasins se trouvent ailleurs, dans des boutiques indépendantes ou en vente directe. Et c’est là qu’il faut les acheter, afin de soutenir réellement le savoir-faire local, l’artisanat et les petits commerces, pendant qu’il en est encore temps.
Oui mais les supermarchés créent de l’emploi!
En effet, ces mégas entreprises emploient des milliers de personnes. Mais remettons les pendules à l’heure.
La grande distribution joue un rôle capital dans la disparition des commerces indépendants qui ne peuvent pas rivaliser en matière d’offre, de prix (bien que ce soit de moins en moins le cas) et de communication.
Un supermarché c’est, en un même endroit: une boucherie, une boulangerie, une pâtisserie, une laiterie-fromagerie, une droguerie, un kiosque, une quincaillerie-magasin de bricolage, un magasin d’habits-mercerie, un magasin de puériculture, d’électroménager, d’informatique, de téléphonie, un studio de développement photo, une librairie ou encore un fleuriste et donc tout autant de secteurs, de professionnel.le.s et d’artisan.e.s directement menacés par les supermarchés.
Pour vous expliquer le drame en chiffre, prenons l’exemple de la Grande-Bretagne décrite par Peter Wilby dans les colonnes de The Guardian en 2011 déjà:
« Dans tout le pays, les petits détaillants sont en train de disparaître. En Grande-Bretagne, on compte moins de 1 000 poissonniers spécialisés, 7 000 bouchers et 4 000 épiceries, et à peine 3 000 boulangeries indépendantes. Dans toutes ces catégories, le nombre de spécialistes a diminué de 90% depuis les années 50 et d’au moins 40% au cours de la dernière décennie seulement. Ils ont été chassés par les supermarchés, qui vendent maintenant 97% de notre nourriture, avec quatre chaînes représentant 76%.
À part de l’automobile, rien d’autre n’a changé de façon aussi radicale l’apparence et la texture de notre environnement au cours des cinquante dernières années – créant ce que la New Economics Foundation appelle « la ville clone de la Grande-Bretagne », où chaque grande rue a les mêmes magasins. […] Une étude américaine révèle que chaque tranche de 100 dollars dépensée dans un magasin local génère 60% d’activité économique locale de plus que 100 dollars dépensés dans une grande chaîne de magasins.«
Rappelons encore que si d’un côté ces géants de la vente multiplient et diversifient leurs magasins, de l’autre on voit apparaitre de plus en plus de caisses automatiques et les premières supérettes sans personnel.
Mais la grande distribution fait aussi des ravages chez les paysannes et paysans suisses. En 1996, il y avait encore près de 80’000 exploitations agricoles en Suisse. En 2018, seulement 50’000. Pourtant la surface cultivée reste stable. La raison? Les fermes qui résistent sont les plus grosses et celles qui travaillent avec les chaines de supermarchés: en 20 ans, le nombre de domaines de plus 30 hectares a presque doublé, seul moyen de supporter la politique de prix excessivement basses imposées par la grande distribution.
Le problème principal de ce système est le besoin constant de croissance des grosses entreprises. Les supermarchés comme les multinationales ne peuvent se satisfaire de la stabilité et cherchent constamment à améliorer leurs bénéfices. Dans cette optique, elles ne peuvent concevoir de ne pas être omniprésentes et de s’attaquer sans cesse à de nouveaux marchés, créant toujours plus de besoins artificiels chez les consommatrices et consommateurs.
En achetant, nous votons pour le futur que nous souhaitons. Demandons nous toujours à qui revient l’argent que nous dépensons.
Leïla Rölli
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