MAIS QUI SONT LES POISSONS?

Cloé a interviewé Yves Bonnardel, l'un des initiateurs de l'exposition

Bonjour !

Comme annoncé dans le précédent article traitant de la JMFP (Journée Mondiale pour la Fin de la Pêche), une série d’articles sera consacrée à l’industrie de la pêche ainsi qu’à la pisciculture et leurs conséquences sur l’environnement.

Mais, pour introduire au mieux le sujet, nous vous proposons aujourd’hui une interview d’une des personnes à l’origine de l’exposition « Qui sont les poissons ? », qui nous parlera de l’aspect éthique lié aux pratiques de pêche/pisciculture. En effet, ces deux industries font des milliers de milliards de victimes chaque année qui ne doivent pas être mises de côté lorsque l’on traite des conséquences écologiques qui y sont liées ! Réaliser ce qui leur arrive peut également être un vecteur de lutte contre ces deux industries et leurs conséquences dommageables.

Voici donc une interview d’Yves Bonnardel, philosophe, membre de PEA et plein d’autres choses encore :

Cloé : Bonjour Yves Bonnardel ! Vous êtes l’une des personnes initiatrices de la campagne et de l’exposition du même nom, et le coordinateur à l’échelle internationale pour la saison 2018-2019. Merci beaucoup d’avoir accepté de répondre à nos questions. Pour commencer, est-ce que vous pouvez nous expliquer quand et comment est née l’idée de créer cette exposition ?

Yves Bonnardel: Bonjour, et merci beaucoup d’avoir pensé à nous donner la parole !
L’idée de l’exposition découle de celle de la campagne internationale « Qui sont les poissons ? » (« Another Perspective on Fish », en anglais). Cela fait des années qu’au sein de PEA – Pour l’Egalité Animale, on note avec inquiétude que le mouvement animaliste ne parle guère du sort des animaux aquatiques sentients (qui comme les humains peuvent ressentir des sensations et des émotions), alors qu’ils sont les animaux les plus chassés, exploités et massacrés de la planète.

Pour vous donner une idée de l’étendue du massacre, il faut savoir qu’on estime aujourd’hui qu’on tue environ 70 milliards d’animaux vertébrés terrestre chaque année dans le monde ; un nombre incommensurable. Or, en analysant les estimations des tonnages des pêches et élevages aquacoles de la FAO (Organisation des Nations-unies pour l’Alimentation et l’Agriculture), on calcule qu’on massacre tous les ans entre 1000 et 3000 milliards de poissons, soit entre dix et trente fois plus qu’il n’y a d’étoiles dans notre galaxie* !

C’est-à-dire que, en ne comptant que les seuls poissons, les animaux aquatiques constituent environ 95% des animaux que nous faisons tuer. On peut en outre leur rajouter les myriades de crustacés sentients comme les homards, les crabes et sans doute les crevettes, et de céphalopodes, qui sont également pêchés ou élevés pour finir de façon terrible (démembrés, congelés ou au contraire ébouillantés vifs) dans nos assiettes.

* Vous vous demandez pourquoi comparer des poissons et des étoiles ? Eh bien, c’est sans doute pour formuler de façon poétique le fait que ça représente beaucoup, beaucoup de poissons qui sont tués ! Et pour ajouter que, de même que chaque étoile constitue un monde à part entière, chaque être sentient est un miracle absolu, un monde subjectif à lui seul, totalement unique, dont l’existence et la valeur sont irremplaçables.

Quel est le message que vous souhaitez faire passer à travers elle ?

YB: La campagne et l’expo ont été conçues pour informer le public sur les capacités cognitives des animaux aquatiques sentients, et ce qu’ils subissent du fait des pêches et des élevages aquacoles, qui est sans commune mesure avec les élevages ou les chasses terrestres. Aucune des dérisoires règles qui sont censées s’appliquer à l’exploitation des vertébrés terrestres ne s’applique plus dans le cas des animaux aquatiques, et le pire est la norme.
Le but est de faire prendre conscience de l’existence de ces animaux et du problème éthique majeur que représente leur exploitation, dans le but que le mouvement animaliste (et les populations) prenne leur sort pour objet et en vienne à lutter pour l’abolition aussi des pratiques qui lèsent leurs intérêts fondamentaux à vivre et à ne pas souffrir.

Il existe encore beaucoup de préjugés quant à la capacité qu’ont les animaux aquatiques à ressentir la douleur. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet et sur les études qui démontrent le contraire ?

YB: Il a longtemps subsisté des doutes quant à leur capacité à ressentir et à éprouver…. Pourtant, dès 1983, la RSPCA britannique rendait un rapport concluant à la très grande probabilité que les poissons et certains crustacés et mollusques soient sentients. Depuis, les études se sont accumulées, et le doute n’est plus permis. On sait que des poissons dont on a irrité les lèvres avec de l’acide acétique modifient en profondeur leur comportement, cherchent à les frotter (contre les parois de l’aquarium), n’accordent plus d’importance à leur nourriture, et que ce comportement disparaît si on leur administre un antalgique (recherches de Lynn Sneddon dans les années 2000) ; on sait que des poissons stressés vont agir activement pour éviter les causes de stress, de même que des crustacés, etc. Ils peuvent mettre au point des stratégies élaborées à cette fin **. Plusieurs livres sont parus sur ces sujets, qui regroupent les résultats de centaines d’études et font aujourd’hui autorité : je pense notamment à Do Fish Feel Pain? de Victoria Braithwaite***, ou à What a Fish Knows de Jonathan Balcombe****. En français, je conseille de lire les articles de Pierre Sigler sur le sujet, ou la vidéo extrêmement bien documentée de Sébastien Moro (intitulée elle aussi « Qui sont les poissons ? ») ; tous sont référencés sur le site de la campagne.

La majorité des gens n’arrivent pas non plus à se dire que les animaux marins peuvent avoir une vie sociale. Comment l’expliquez-vous ?

YB: Nous vivons dans un monde fondamentalement spéciste, c’est-à-dire construit sur la croyance que l’espèce humaine est au faîte et au centre de la « création », que le monde a été créé pour elle et qu’elle en constitue la perfection, l’aboutissement. Nous trônons au sommet et au centre. Ce spécisme implique que les animaux qui nous paraissent « plus éloignés » de nous nous semblent aussi « plus bas » : « plus inférieurs », « plus primitifs ». Cette « échelle des êtres » était autrefois tout à fait assumée : on parlait des « animaux supérieurs » et des « animaux inférieurs ». On ne le dit plus trop aujourd’hui, mais on le pense toujours. On considère ainsi les mammifères plus qu’on ne considère les oiseaux, eux-mêmes plus que les reptiles, etc. Les animaux aquatiques et les invertébrés sont ainsi les grands perdants de ce petit jeu égocentré, humanocentré. Enfin, c’est une façon de parler, car au final tous connaissent le même sort : on les exploite et on les tue pour un oui ou pour un non, pour satisfaire un caprice, le bon goût de leur chair dans notre palais de Seigneurs de la Terre.

Il y a quelques temps, la nouvelle réglementation concernant l’ébouillantage des homards en Suisse a beaucoup fait parler. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

YB: C’est bien évidemment une excellente chose qu’un tel supplice soit désormais interdit ; on sait que les crustacés souffrent et qu’ils peuvent mettre cinq à sept minutes à mourir s’ils sont plongés dans une eau mise à chauffer, et encore une bonne minute s’ils sont plongés directement dans de l’eau bouillante. Et l’on soupçonne fortement qu’ils n’ont pas le dispositif d’arrêt de la douleur que possèdent les mammifères, et qui fait qu’en cas de souffrance extrême, les sensations sont « déconnectées », « coupées », n’arrivent plus à la conscience. On soupçonne que les homards (et sans doute les crabes) souffrent ainsi le martyre jusqu’à ce que l’ensemble de leur système nerveux soit détruit par la chaleur, jusqu’à la fin de leur (subjectivement) interminable agonie.

L’étape prochaine devrait être l’interdiction pure et simple de capturer, commercialiser et tuer les homards (comme les autres animaux) : ils peuvent vivre jusqu’à une centaine d’années, sont solitaires, et se retrouvent capturés, enfermés avec de nombreux autres dans des caissons sur de la glace, les pinces liées souvent pendant des semaines, déplacés à l’air libre puis plongés dans des bacs d’eau saumâtre. Je n’ose pas imaginer ce qu’ils ressentent pendant tout ce temps : quelles détresses sont silencieusement éprouvées, avec quelle intensité ?

La souffrance est la souffrance, quel que soit l’être qui l’éprouve. On n’a pas à raisonner en termes d’échelle des êtres, en octroyant à chacun une valeur qui déterminerait l’importance à accorder à ce que vit chacun. C’est ce qu’on pouvait faire à l’époque de Aristote, qui croyait que le monde entier devait s’appréhender en termes de supérieur ou d’inférieur, de « haut » (noble et digne) et de « bas » (vil et indigne). Mais depuis, notre conception scientifique du monde a évolué et progressé, et l’on sait que nous sommes faits du même bois que les autres animaux, et que ces idées d’échelle de valeur des êtres n’ont plus lieu d’avoir cours. Il serait temps d’en tirer des conclusions dans le domaine de l’éthique aussi. C’est pour cela que PEA s’appelle « pour l’égalité animale » : nous devrions accorder autant d’importance aux intérêts de tous les êtres qui ont des intérêts (à ne pas souffrir, à ne pas mourir, etc.) à défendre : à tous les êtres sentients.

Sur En Vert Et Contre Tout, nous sommes surtout des spécialistes de l’écologie et vous, de l’éthique animale, mais niveau nutrition, pouvez-vous tout de même rassurer nos lecteur.trice.s sur les effets d’une alimentation supprimant les produits issus de la pêche et de la pisciculture ?

YB: Je dirais que c’est un non-sujet. Il n’y a pas de problèmes alimentaires particuliers à refuser de consommer des animaux aquatiques ; le principal apport nutritif qui leur est un tant soit peu spécifique consiste en les oméga-3, qu’on trouve également en bonne quantité dans l’huile de colza, entre autres. On n’a pas plus de cas de carences en cet acide gras chez les végétariens que dans le reste de la population. On trouvera tous renseignements utiles dans le très complet et très sérieux dossier « nutrition » mis à disposition par PEA.


Quels retours avez-vous eu des personnes ayant vu l’exposition ?

YB: Les gens sont souvent stupéfaits d’apprendre tant de choses qu’ils ignoraient totalement. Concernant les capacités cognitives des animaux aquatiques, concernant l’importance des torts qu’ils subissent, la façon dont fonctionnent les pêches et les élevages aquacoles… Et pourtant, cette expo est extrêmement succincte au regard du sujet à traiter, ne l’aborde que de façon très concise. Elle opère également un décentrement crucial du regard, puisqu’elle est généralement le premier document dont prennent connaissance les gens, qui aborde ces questions du point de vue des principaux concernés, les animaux aquatiques sentients victimes de l’exploitation.


Cette année, la JMFP a lieu le 30 mars. Où la marche aura-t-elle lieu et combien de personnes attendez-vous ?

YB: Cette année, nous organisons une manifestation pour protester contre la construction d’un nouvel élevage de saumons dans la région de Fribourg. Ces élevages sont des lieux monstrueux pour les animaux qui vont y vivre et mourir : sans rentrer dans de nombreux détails sordides, les saumons qui sont capables de parcourir des milliers de kilomètres en mer se voient enfermés leur vie durant dans un volume qui est de l’ordre d’une petite baignoire. Ils dépriment à tel point qu’ils se laissent parfois mourir en masse, en cessant de s’alimenter et de nager.

Un mot de fin pour nos lecteur.trice.s ?

YB:  L’indifférence (qui est en fin de compte un mépris) dont sont victimes les animaux aquatiques illustre bien ce qu’est le spécisme, et les conséquences en sont horribles pour un nombre inimaginable d’êtres qui, comme nous, éprouvent tout un monde de sensations et d’émotions et souhaiteraient désespérément vivre.

En outre, on voit bien que la dévastation écologique en cours n’existe que parce qu’existe ce mépris des vies et morts des autres êtres sentients de la planète : nous avons détruit leurs populations et colonisé leurs territoires en les considérant comme des espaces vides de vie, par pur spécisme. J’ai dans l’idée que le jour où nous considèrerons que leurs intérêts fondamentaux importent autant que les nôtres, non seulement bien sûr nous cesserons de les exploiter, mais nous ne pourrons plus détruire sans scrupule leurs lieux de vie, c’est-à-dire, la planète.

Mais les océans seront peut-être vides de toute vie bien avant. Des scientifiques prédisent que cela devrait arriver vers 2048. Dans trente ans.

Je pense que nous avons tort de ne réagir qu’à cette éventualité écologique. Car, pour que les océans soient « morts », il faut avoir auparavant tué des milliers de milliards d’êtres qui voulaient vivre. Et, moralement, c’est cela qui importe plus que toute autre considération. Ce sont ces vies massacrées qui devraient nous faire frémir d’effroi et nous faire réagir. Qu’elles soient anéanties en silence et loin de nos regards, et qu’elles soient socialement considérées comme sans valeur, ne doit plus nous abuser : nous avons à regarder la réalité en face, à délaisser des préjugés anciens qui n’ont plus de fondement. Cela concerne aussi, et avant tout, l’éthique.

*Fin de l’interview*

Encore un grand merci à Yves Bonnardel pour ses réponses qui nous permettent clairement de nous rendre compte de l’aspect éthique lié à l’industrie de la pêche et de la pisciculture ! Leurs conséquences sont terribles pour la planète et tou.te.s ses habitant.e.s et nous risquons de nous retrouver face à des lacs, mers et océans vides d’ici à quelques dizaines d’années. La meilleure solution pour tout le monde ne serait-elle pas tout bêtement de ne plus les consommer ? En effet, là où nous vivons, nous avons clairement le choix/la possibilité de ne plus consommer d’animaux aquatiques – leur consommation ne découle plus d’un besoin -, et les supermarchés nous donnent toujours plus l’impression, que nous n’y trouvons que des poissons et autres crustacés dits « issus de la pêche durable », alors que les populations de poissons et crustacés se font de plus en plus rares…
A méditer donc, et en espérant que cette interview vous aura fait réfléchir à votre considération de ces individus aquatiques qui n’en restent pas moins des êtres sensibles et intelligents.

Cloé Dutoit

 

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