Fraises espagnoles: quand le WWF vend son âme à la grande distribution
Fraises importées, hors saison et non bio vendues comme durables. Sérieux?
illustration © Giroscope
On pourrait croire à un canular, mais c’est bien une réalité, le WWF et Migros (plus grande entreprise de distribution de Suisse) ont lancé un projet visant à « reverdir » la culture de la fraise…en Espagne. Une manière bien habile de légitimer et d’encourager la consommation de fraises hors saison qui envahissent nos rayons dès février déjà. Pour rappel, 70% des fraises consommées dans notre tout petit pays, soit environ 15’000 tonnes, sont importées chaque année. En 2018, les suisses ont consommé 1700 tonnes de fraises rien que pour la seule semaine de Pâques.
Le contexte
Le parc national Coto de Doñana, inscrit depuis 1994 au patrimoine mondial de l’UNESCO, se situe à Huelva, en Andalousie (Espagne) et constitue le plus grand site protégé d’Europe. Ses zones humides représentent un écosystème précieux pour 4000 espèces animales et végétales dont 6 millions d’oiseaux migrateurs ainsi que le lynx ibérique, une espèce extrêmement menacée. Mais il n’y a pas que le lynx qui est en péril, c’est aussi toute la région qui l’est en raison de la surexploitation des terres pour la production de fraises, de riz et d’autres baies.
D’après le WWF, 95 % des fraises espagnoles sont produites ici, à proximité directe du parc de Coto de Doñana, voire carrément dessus. Cette surface cultivée totalise plus de 5000 hectares dont une bonne centaine empiète sur la réserve en toute illégalité. L’ONG estime également que 1000 puits clandestins abreuvent les cultures, diminuant l’apport en eau du parc de 80%. Comme vous pouvez le constater sur la photo ci-dessous, la réserve est prise en étau par les innombrables exploitations agricoles.
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Huelva: pesticides et esclavage
Autre drame dans la région, l’utilisation massive de pesticides interdits par la Commission Européenne depuis de nombreuses années, mais qui pour certains, sont autorisés par le gouvernement espagnol. En effet, les producteurs du sud de l’Espagne ont notamment recours à trois pesticides bon marché « made in China » particulièrement toxiques, aussi bien pour la biodiversité que pour la santé. Parmi eux, l’endosulfan, pourtant interdit dans le cadre de la convention de Stockholm (2012), continue d’être utilisé en Espagne car cette dernière, plus grosse productrice de fraises d’Europe, n’a tout simplement pas pris la peine de transposer la directive européenne dans le droit espagnol. Un « oubli » qui arrange bien les lobbies du fruit.
En 2013, Générations futures déclarait que 100 % des fraises espagnoles étaient contaminées par des résidus de pesticides. 37 molécules différentes avaient alors été trouvées dans les échantillons examinés, parmi lesquels 8 perturbateurs endocriniens.
Premières victimes de ces substances dangereuses, les ouvrières et ouvriers immigrés, parfois clandestin.e.s qui, en plus de cette exposition, vivent dans des conditions inhumaines. Je vous invite d’ailleurs à lire l’article de Libération « Le goût amer des fraises d’Espagne » qui traite du scandale des milliers de saisonnières marocaines exploitées à Huelva (elles étaient 17’000 en 2018) et, dont certaines sont harcelées ou agressées sexuellement. Encore une fois, le gouvernement ferme les yeux pour satisfaire le lobby des fruits et légumes.
Le projet WWF x Migros
Ce n’est pas nouveau, chaque année, en février, les fraises importées font polémique lorsqu’elles débarquent sur nos étals avec plus de 3 mois d’avance sur la saison naturelle des fraises suisses, bien emballées dans de petites barquettes en plastique. Avec le projet « Fraise » le géant orange et le WWF lancent « un projet visant à rendre progressivement la culture de la fraise plus écologique et socialement acceptable« . On apprend que « le projet sera progressivement étendu sur plusieurs années à un total de 74 mesures, qui concernent la gestion efficace de l’eau, l’utilisation responsable de pesticides, la biodiversité, la protection des sols et les conditions de travail. »
Sur le papier, ça peut paraître super, mais la réalité n’est pas aussi rose (ou verte) qu’il n’y parait. Voici pourquoi:
1. Il n’y a pas plus durable que la fraise BIO, de saison, produite et consommée dans une même région
Le WWF le dit lui-même dans son communiqué: « Les fraises espagnoles présentant un écobilan plus mauvais que les fraises suisses en été, il est plus judicieux d’opter pour des produits helvétiques si tant que ceux-ci ne proviennent pas de serres chauffées à l’énergie fossile. »
En s’alliant à Migros sur ce projet, l’ONG au panda cautionne l’importation de milliers de tonnes de fraises et déculpabilise le consommateur. L’achat de fraises hors saison n’apparait plus comme un problème puisqu’elles sont vendues comme « durables ».
De plus, depuis quelques années, la fraise est devenue symbole des dérives de la mondialisation et des importations massives de denrées alimentaires. En légitimant la fraise hivernale, le WWF piétine avec opiniâtreté toute la sensibilisation qui a été faite jusque-là pour encourager la population à consommer local et de saison. Un non sens.
Néanmoins, on comprend également que le WWF veuille sauver les meubles et quitte à ce que la grande distribution continue à vendre des fruits provenant de Huelva, autant minimiser les dégâts. Une question reste cependant en suspend, pourquoi ne pas avoir été plus stricte dans les critères imposés à Migros?
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2. Le WWF n’a pas exigé des fraises BIO dans son partenariat avec Migros
Promis, ce n’est toujours pas un poisson d’avril. Alors qu’on parle d’une action visant à sauver un parc naturel d’une valeur inestimable, le projet n’oblige pas Migros à passer totalement au BIO. Aujourd’hui, toujours selon le document du WWF Suisse, seulement 6 à 8% des fraises vendues par Migros le sont.
Toutefois, l’enseigne explique que « les producteurs ont l’interdiction d’utiliser les produits phytosanitaires extrêmement dangereux qui figurent sur la liste PAN (Pesticide Action Network) ». Le problème? Dans un souci de hiérarchisation des priorités, PAN a décidé de ne pas ajouter de pesticides de l’OMS II («moyennement dangereux») à la liste des critères de risque de toxicité aiguë. En gros, seuls les produits officiellement reconnus comme étant hautement dangereux y sont répertoriés.
De plus, les pesticides considéré comme obsolètes, mais qui sont toujours utilisés dans certains pays ne figurent plus dans le document. La liste PAN n’a pas non plus inclus les substances dont la toxicité n’est pas encore prouvée formellement: « la recherche scientifique a mis en évidence un certain nombre de «propriétés émergentes» concernant des effets secondaires nouveaux ou mal compris, par exemple: au sujet de pesticides avec des propriétés perturbatrices du système endocrinien. Ces propriétés et les définitions appropriées, les classifications de danger et les valeurs seuils ne sont pas encore suffisamment opérationnelles pour les pesticides. » Alors que l’adage veut que « dans le doute, mieux vaut s’abstenir », ici on pratique l’exact contraire.
Autre limite de la liste PAN, la contamination par la dioxine. Dans le cadre de la Convention de Stockholm, les experts ont identifié un certain nombre de pesticides pouvant être contaminés par ce sous-produit hautement toxique, au cours du processus de production, qui se retrouve alors dans la fraise; Ces pesticides comprennent le 2,4-D, le chlornitrofène ou le 2,4,6-trichlorophényl-4-nitrophényléther (CNP), le pentachlorophénol (PCP) et le pentachlorophénol sodique (PCP-Na). Il s’agit d’une caractéristique dangereuse que la liste n’envisage pas pour le moment.
Alors pourquoi ne pas imposer le BIO à Migros? Sur le site du WWF, on répond à cette question de manière peu convaincante en expliquant que des efforts seront faits et que de toute manière, il y a des consommateurs qui n’achètent pas BIO.
3. Des fraises plus éthiques?
Comment Migros pense-t-elle contrer le drame humanitaire qui sévit à Huelva? En proposant des séances d’informations pour les employés, afin de les renseigner sur leurs droits, et en contrôlant les exploitations deux fois par an. Seulement deux fois.
Lorsqu’on connait la situation vécue par les ouvriers, mais surtout par les ouvrières, en sachant que la plupart des saisonniers craignent de parler, de peur de ne pas être rappelés l’année suivante, qu’on évoque ici un nombre de femmes qui sont harcelées, certaines violées et qui ne diront rien pour s’épargner humiliation ou représailles des patrons ou de leur époux resté au pays, les mesures annoncées par Migros semblent bien maigres.
Autre question: Comment peut-on affirmer s’engager pour des conditions de travail plus justes lorsqu’on solde une barquette de 500g à 2.20 francs suisses?
Dans ces 2.20 francs, on paie la marge du distributeur, ses infrastructures et employés, le transport réfrigéré, le conditionnement, le fraisiculteur et j’en passe. Comment peut-on assurer un salaire décent aux travailleurs qui courbent l’échine 6 jours sur 7 en pratiquant des prix pareils?
4. L’insolence de Migros
Alors que, dans son ensemble, la grande distribution est le premier responsable de la disparition de nombreux commerces indépendants et de centaines de petites exploitations fermières par année, Migros se préoccupe tout à coup de l’économie de l’Espagne:
Capture d’écran du site Génération M
Remettons tout de même l’église au milieu du village. L’économie de la fraise d’Espagne ne s’est jamais aussi bien portée qu’en 2018: la commercialisation des fraises sur les marchés étrangers a généré 994 millions d’euros de recettes, soit 7,2 % de plus qu’en 2017, et 2019 s’annonce être à nouveau une année record avec une récolte espérée à 400’000 tonnes de ce fruit rouge si controversé. Environ 80 % des fraises produites à Huelva sont exportés hors d’Espagne avec comme principales destinations: l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni.
En faisant un bref calcul, le marché Suisse représente grosso modo moins de 4,7% des exportations de fraises espagnoles. La part de Migros équivaut à environ moins d’un tiers de ces 4,7%, sachant que l’entreprise se partage le marché avec la Coop, l’autre géant de la distribution suisse et le reste de la colère de Dieu, à savoir Manor, Prodega, Aligro les allemands Aldi, Lidl et autres commerces ou supérettes présents dans le pays. Imaginer que l’Espagne ne se relèverait pas d’un boycott de la Migros apparait un tantinet prétentieux.
Peut-être que la véritable réponse à la question « Pourquoi Migros ne se mobilise-t-elle pas contre la culture des fraises espagnoles? » est: Parce que ça rapporte bien trop de pognon!
5. Interrogations concernant l’utilisation de l’eau
La mesure prioritaire du projet WWF x Migros est une meilleure gestion de l’eau dans les champs de fraises. Et c’est évidemment une bonne idée. Mais il y a un autre aspect de la production de Huelva dont on parle peu. Pour les producteurs de fraises de la région, les techniques de production (semis et plantons compris) dépendent d’investisseurs californiens qui exigent des royalties. Pour être concurrentiels, les fraisiculteurs se sont endettés afin de répondre aux lois du marché. Ce système les encourage à produire toujours plus et à réduire drastiquement les coûts (utilisation de produits phyto chelous et main d’œuvre peu chère) . Dans cette logique, en espérant une production en croissance continue, les besoins en eau seront eux aussi en constante augmentation, il est donc logique d’optimiser les ressources. À savoir que le processus est appliqué dans la majorité des exploitations depuis plusieurs années, grâce à l’installation d’un système goutte à goutte qui permet d’économiser l’eau.
Maintenant, que Migros décide d’obliger les producteurs à n’utiliser que de l’eau et des sols légaux (c’est le moment!) ne signifie pas que les sources illégales potentiellement utilisées par les fournisseurs de la Migros jusque-là ne seront plus exploitées. En effet, on peut craindre une simple rocade de clients entre producteurs en règle et ceux qui ne le sont pas, ou pas totalement.
Capture d’écran à voir dans son habitat sur le site Génération M
Alors que les 74 mesures ne sont pas effectives (elles prendront des années à l’être), Migros utilise déjà le nom du WWF pour vendre ses fraises espagnoles.
Conclusion
Le WWF a préféré jouer la carte du compromis pour tenter d’améliorer la situation au parc national Coto de Doñana. Cette décision, contraire aux valeurs véhiculées jusque-là par l’ONG sur la nécessité de consommer local et de saison, permet à Migros de continuer à vendre de grandes quantités de fraises en hiver avec, comme bouclier contre ses détracteurs, l’argument de la durabilité, toute relative soit-elle.
Si l’unique raison de Migros pour continuer de vendre de la fraise d’Espagne est son devoir de soutenir son économie, sa volonté de préserver le parc et d’offrir de meilleures conditions aux travailleuses et travailleurs, nous avons quelques idées:
Rachat des exploitations illégales qui seraient dépolluées et retourneraient à l’état sauvage. Le parc national Coto de Doñana retrouverait ainsi ses droits.
Construction d’une ceinture d’écovillages autour du parc pour empêcher son mitage et loger les employé.e.s de manière décente. Actuellement, certain.e.s vivent sous des bâches en plastique à côté des exploitations.
Rémunération juste des employé.e.s. Pour info, les fraises suisses non BIO se vendent à 12 francs le kilo, 15.- pour les BIO, il y a de la marge avec les 4.40/kg des fraises en promo de la Migros. Réduire la différence de prix entre denrées importées et production suisse permet aussi de ne pas défavoriser cette dernière. De plus, offrir un salaire décent aux employés en Espagne permet d’augmenter le pouvoir d’achat et donc de favoriser l’économie locale. C’est ce que Migros veut non?
Imposer le BIO dans toutes les exploitations partenaires, réduire de deux tiers les quantités importées et repousser l’arrivée des fraises espagnoles sur les étals suisses de deux mois. Ces mesures permettraient de mieux préserver les sols, la biodiversité et de réduire les besoins en eau.
Remplacer les barquettes en plastique par des matériaux biodégradables: champignon, algue ou en pâte à papier moulé recyclé (comme pour les œufs) et surtout sans film d’emballage. Ça permettrait également de revoir les personnes âgées trier les fraises dans les rayons avec un air machiavélique, ça aussi ça a disparu et ça avait un sacré charme!
Dialogue continu avec les syndicats et associations de protection des femmes.
La fin de l’utilisation usurpée du terme « de saison » qui ne devrait être autorisé que lorsque le fruit ou le légume pousse naturellement (sans serre chauffée) dans la région dans laquelle il est vendu.
Etc. etc.
Oui mais tout ça, ça coûte cher!
Oui, mais le terme « durable » ça se mérite. On ne va pas plaindre Migros qui se donne un mal fou à se forger une image verte avec sa plateforme génération M (qui nous a quand même sorti une vidéo racontant que le plastique c’est écologique) et qui en 2015, aurait dégagé une marge brute de 40,2% (étude Deekeling Arndt Advisors), soit la plus haute d’Europe. En 2018, son bénéfice net s’élevait à 475 millions de francs. De plus avec l’automatisation des caisses qui amène à une réduction de la masse salariale, ça fait plein de sous à investir dans la vraie durabilité!
Et finalement, que le WWF ait les « cojones » d’être plus radical dans ses partenariats et de ne permettre d’utiliser son nom que lorsque les mesures imposées sont réellement durables et déjà effectives. La population vous fait confiance les gars, ne gâchez pas tout.
De notre côté, on vous encourage vivement à manger local, bio et de saison (sans serre chauffée) en vous rendant directement au marché, chez un.e producteur-trice près de chez vous ou en passant par des structures indépendantes, car c’est là que le terme durable prend tout son sens.
Leïla Rölli
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