Influenceurs: comment les marques poussent les enfants à la (sur)consommation?
Le conditionnement des plus jeunes, véritable problème de société.
Pour faire suite à l’article de Nathalie « Incarnez l’influenceur positif ! » je vous propose un dossier traitant de l’impact des influenceurs sur les plus jeunes et du phénomène des « bébés influenceurs ».
Plus tard, je serai influenceur!
Je fais des remplacement dans les écoles depuis de nombreuses années. Au fil du temps, j’ai pu constater de nombreux changements, aussi bien positifs que négatifs. Le plus troublant? L’évolution des désirs de vocation.
Certains enseignants que je remplace me permettent quelques libertés, notamment lorsqu’il s’agit de travailler sur l’expression orale et l’argumentation. Les élèves que je rencontre sont âgés de 6 à 16 ans et il m’arrive parfois de leur demander s’ils ont déjà une idée de ce qu’ils ou elles aimeraient faire plus tard… tout en leur précisant qu’il n’y a aucune urgence à choisir un métier et qu’ils et elles pourront changer d’avis un bon million de fois avant de se décider.
Si les vétérinaires et les profs ont toujours le vent en poupe, j’entends de plus en plus d’enfants me dire qu’ils veulent embrasser une carrière de YouTubeur, Influenceur ou de « célébrité sans spécialisation ». Pour ces petits-là, seule la notoriété mesurée au nombre de followers compte. Il n’y a aucune nécessité d’exceller dans un domaine particulier pour y parvenir. Le rêve absolu? Être submergé de produits gratuits et les déballer sur les réseaux sociaux.
« Suffit de passer un casting ou de lancer une chaîne YouTube et pis c’est bon, t’es invité partout et tu reçois des cadeaux ».
Comment les jeunes enfants ont-il accès à ces nouveaux idéaux?
Comment un gosse de 7-8 ans peut-il déjà savoir ce qu’est un influenceur? L’âge minimum pour ouvrir un compte Instagram ou Facebook est pourtant fixé à 13 ans, les enfants devraient donc être préservés. Mais il n’en est rien.
L’entourage joue évidemment un rôle prédominant dans cette histoire: un grand frère, une copine plus âgée, des parents qui suivent des influenceurs, sont tout autant de portes d’entrée vers cet univers de surconsommation.
Et puis, un gosse c’est malin. Rares sont les élèves, même jeunes, qui n’ont pas de smartphone ou du moins, accès à celui des copains-copines. Et même en paramétrant le téléphone pour interdire l’accès aux contenus sensibles, ils savent très bien comment parvenir aux infos qu’ils recherchent.
L’autre source d’exposition aux influenceurs, plus inattendue, c’est le monde merveilleux du jouet qui s’exprime aussi bien dans les coupures des programmes jeunesse que sur des chaînes YouTube dédiées.
Les Boxy Girls
Voici les « Boxy Girls ». Ce sont des poupées influenceuses dont la raison d’être est de déballer des paquets reçus par des marques fictives (du moins pour le moment). Chaque poupée est fournie avec un kit de démarrage de 4 paquets, mais il est évidemment conseillé d’acheter des recharges. Maquillage, vêtements, accessoires, tout y est!
Des poupées avec des cartons? Ça pourrait aussi très bien être des déménageuses!
Rassurez-vous, pour éviter la confusion, les Boxy Girls ont chacune leurs vidéos sur YouTube dans lesquelles, comme de vraies influenceuses en chair et en os, elles font la promotion de produits et familiarisent les enfants avec le marketing d’influence.
Vous me direz, c’est pas forcément pire que les G.I. Joe qui rendent la guerre ludique ou les princesses pas foutues de se sauver toutes seules. Mais ces Boxy Girls ont le désavantage certains d’habituer les enfants à la surconsommation et à développer un intérêt précoce pour la « fast fashion ».
Enfants stars du net
Autre phénomène pour habituer les petits à consommer, les bébés influenceurs, ces enfants mis en scène par leurs parents dans diverses activités de promotion de marques.
Ryan
L’un des plus connus, c’est Ryan et sa chaîne aux 20 millions d’abonnés « Ryan’s Toys Review ». Le garçonnet a débuté sa jeune carrière en 2015 en se faisant filmer en train de découvrir le contenu d’œufs surprises.
Puis, de fil en aiguille, Ryan s’est diversifié: aujourd’hui, il teste des jouets, des places de jeux, il est régulièrement invité à tourner des vidéos sur les croisières Disney avec sa famille et est sponsorisé par des McDonald’s, Coca Cola, Kellog’s ou encore M&M’s.
Mieux encore, le petit possède désormais sa propre ligne de jouets, principalement des œufs surprises et des peluches à son effigie, pour que les enfants du monde entier puissent jouer à être lui… sans toucher de pognon évidemment. Le business du jeune Ryan, 7 ans, lui a rapporté 22 millions de dollars en 2018. Pas étonnant que nos bambins veuillent l’imiter.
Kalys et Athena
Plus près de chez nous, les deux sœurs françaises Kalys et Athena nous invitent à « vivre nos rêves » à travers leur chaîne YouTube « Studio Bubble Tea ». Les petites filles, mises en scène par leur papa (qui se permet aussi quelques vidéos tests de chips ou de céréales en solo), comptabilisent plus d’1,4 millions d’abonnés sur leur chaîne et 104’000 sur Instagram.
Entre dégustation de bonbons, sodas et essais de jouets divers, les petites profitent également de leurs voyages pour évaluer les fast-foods les plus raffinés, s’adonnent au déballage d’œufs Kinder, tout en assurant la promotion de leur ligne de jouet « Creapat », des kits de pâte à modeler comestible vendus chez JouéClub, King Jouet ou encore sur Amazon.
Néo et Swan
Même formule, que pour la chaîne précédente, mais on inverse les genres: cette fois, c’est une maman qui monétise ses deux garçons sur le canal Swan The Voice – Néo & Swan (4,3 millions d’abonnés).
Dans le désordre, on voit les frangins se battre pour du Nutella, jouer à cache-cache dans un hôtel Disney, tester jouets et jeux vidéos… ou pire, s’adonner à des défis en supermarchés, avec pour mission, acheter tout ce qui est rouge, bleu ou commence par une lettre donnée par leur génitrice. Ou comment encourager une génération à consommer sans réfléchir et créer des vocations vides de sens. On retrouve aussi la maman Sophie dans une série de vidéos dans lesquelles elle fait principalement de la pub pour Disneyland Paris.
Et des enfants testeurs sur YouTube il y en a une tripotée, voici quelques chaîne YouTube francophones pour vous donner un aperçu du phénomène:
- Gabin et Lili 546k abonnés
- Le monde d’Ilyana 273k abonnés
- Sisters Alipour 906k abonnés
- Mademoiselle Sabina 908k abonnés
Autant de publicités déguisées à l’attention des plus jeunes qui rêvent de ressembler à ces petits influenceurs en herbe. Autant d’encouragements à la surconsommation, à la malbouffe, au plastique, à l’huile de palme et aussi ironique que cela puisse paraitre, à l’exploitation des enfants. Dans ces vidéos d’une part, mais surtout l’exploitation d’enfants esclaves dans de nombreuses industries, comme c’est le cas pour plus d’1 million de garçonnets et de fillettes de 5 ans et plus qui travaillent dans la culture du cacao en Côte d’Ivoire.
L’une des chaînes les plus choquantes est peut-être celle de la petite Aima, 5 ans, déclarée plus jeune « make-up artist » du monde, qui s’amuse à se tartiner de maquillage Estée Lauder, Mac ou encore Dior, dans des tutos dramatiquement professionnels qui catapultent de très jeunes enfants dans le monde des grands.
Vous le constaterez, on est très éloigné des enfants qui se griment maladroitement avec le rouge à lèvres de leur maman.
Nous avons un rôle à jouer
Sans tomber dans le cliché du « c’était mieux avant », parents, enseignants, frères et sœurs plus âgés, influenceurs de petite ou grande envergure, nous avons la possibilité d’aider les enfants à ne pas tomber dans ces pièges du marketing:
- Premièrement, en retardant au maximum le contact avec les écrans. On sait désormais qu’une exposition précoce engendre de nombreux problèmes chez les enfants, allant du retard dans le développement et des difficultés à l’apprentissage à l’obésité. « L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) déconseille formellement l’usage d’écrans 3D pour les enfants de moins de 6 ans. Et elle préconise une utilisation « modérée » jusqu’à 13 ans. » – France Info
- Deuxièmement, si le contact est déjà établi, prenez le temps de décortiquer le contenu avec l’enfant. Il s’agit de lui expliquer ce qu’est un placement produit et, en lui parlant avec des mots simples, des effets de la surconsommation sur l’environnement.
- Troisièmement, c’est l’occasion aussi de parler des standards de beauté véhiculés par les médias /réseaux et de la monétisation des complexes des plus jeunes. On peut aussi s’interroger sur le besoin de posséder pour être accompli ou heureux. L’important étant d’éveiller leur sens critique. Pourquoi ne pas profiter d’une visite à la ludothèque pour aborder ces thèmes? À lire: JEUX & LIVRES: NE PLUS ÊTRE POSSÉDÉS PAR LA POSSESSION
Voici quelques vidéos qui peuvent vous aider dans ce travail… car heureusement, sur Internet, on trouve aussi des contenus (éco)responsables destinés aux plus jeunes.
1 jour 1 question
Le Roi des Rats
Pour les pré-ados, la chaîne YouTube Le Roi des Rats dénonce les dérives de YouTube et Instagram, en abordant notamment ces vidéos mettant en scène des « enfants influenceurs ». Ce YouTubeur informe son public sur la face cachée de ce nouveau mode de publicité et met également en garde contre les prédateurs du net, la monétisation des complexes par les stars du web ou encore les dégâts causés par la téléréalité.
Depuis les grèves du climat, les jeunes, et les enfants, sont considérés comme la génération du changement. Si nous avons l’audace de nous décharger de notre responsabilité en leur confiant la sauvegarde de la Terre, le moins que l’on puisse faire, c’est de les aider dans cette mission en éveillant leur sens critique. Être critiques envers cette société de consommation qui met tout en œuvre pour les transformer, très tôt, en parfaits petits consommateurs est peut-être la première étape de cette nouvelle ère que nous sommes nombreux à espérer voir arriver.
Leïla Rölli