SVP, ne dites plus « magasin turc » si le magasin n’est pas turc

Yan Luong

Photo: Wikimedia

“Arabe-du-coin” en France, “Chino de la esquina” en Espagne, “Paki” en Angleterre ou encore “Turc du coin” en Allemagne, les appellations pour qualifier les épiceries de quartier tenues par des immigré.e.s aux origines diverses varient selon les pays et les flux migratoires. Reste qu’il peut s’agir de racisme ordinaire. Explications.

Bonjour à toutes et tous, je me présente : je m’appelle Yan, je suis né et j’ai grandi en Suisse, mon père est vietnamien et ma mère est indonésienne. Je le précise car j’utiliserai des exemples issus de mon propre vécu pour illustrer les propos ci-dessous.

J’ai été pris dans un débat l’autre jour, suite à une publication dans le groupe Facebook “Lausanne sans supermarchés”. Le post posait la question de savoir ce que les membres du groupe pensaient des fruits que l’on trouve dans les “magasins turcs”. Rien de bien méchant. Sauf que. Sauf qu’à la question de savoir si l’autrice de ladite publication parlait bien d’échoppes vendant des produits et spécialités turques, point de réponse. Et c’est là que ça devient problématique.

Comme le relève Jacques Barou dans “L’Arabe du coin et le Chinois du quartier, ou le commerce “ethnique” au service de tous”, “c’est selon un même processus qu’à différentes époques des migrant.e.s d’origine diverses exercent leur activité dans le commerce de proximité, là où le lien familial et communautaire tient une place prépondérante (…). Si dans la plupart des villes (…), les cafés restent en mains de “nationaux”, d’autres petits commerces de proximité ont tendance à être repris par des groupes issus de diverses vagues migratoires étrangères.”

L’évolution des usages linguistiques a répondu à ce phénomène et a entraîné l’apparition des termes ”Arabe-du-coin” en France, “Chino de la esquina” (Chinois du coin) en Espagne, “Paki” (pour échoppe pakistanaise) en Angleterre ou encore “Türke an der Ecke” (Turc du coin) en Allemagne.

Photo: Rawpixel

Ces expressions ne sont pas racistes mais factuelles, me dites-vous ? Je vous réponds que c’est moins clair que ça.

Dans le cas du “magasin turc” énoncé plus haut, s’agit-il d’une généralité ou d’une échoppe tenue par une personne d’origine ou de nationalité turque, ou qui vend des spécialités turques? Si c’est un terme générique, on se retrouve à enfermer les ressortissant.e.s de toute une région, voire un continent, dans une seule catégorie. Cette négation de l’identité peut être blessante. D’autant plus si cette elle est le fait d’un.e client.e régulier.e de l’échoppe en question.

Pour aller plus loin que la problématique des épiceries de quartier, ces raccourcis géographiques sont souvent accompagnés de préjugés, qui peuvent être positifs ou négatifs dans la bouche de celui ou celle qui parle. Par exemple, nous les hommes asiatiques sommes qualifiés de travailleurs, discrets, bons en informatique. Ça c’est pour le positif. Pour ce qui est de vous donner un exemple de préjugé négatif, je ne crois pas avoir besoin de vous faire un (tout petit) dessin.

Le préjugé positif – ou “racisme bienveillant” – peut lui aussi être infériorisant. Comme l’a dit Rokhaya Diallo à l’antenne de la Radio Télévision Suisse, « de nombreuses personnes ne sont pas mal intentionnées quand elles profèrent une assertion raciste. Par exemple, on peut avoir l’impression de faire un compliment en disant à une personne noire qu’elle parle bien français ». Cela me parle en tant qu’immigré de deuxième génération, né en Suisse et y ayant grandi, car cela évoque l’idée d’une non intégration.

Je vous invite à prendre conscience de l’effet que cette utilisation du langage a sur les personnes concernées. En guise d’illustration, voici les mots de Marariya bint Rehaniya, fille d’épicier Pakistanais en Angleterre : “Toutes les métaphores qui concernaient des commerçants sud-asiatiques provoquaient en moi une réaction viscérale. Mes joues rougissaient, ma colonne vertébrale se tendait. Ces réflexes de défense étaient programmés en moi et trahissaient la honte et l’embarras que je cherchais désespérément à cacher.”

Notre société évolue avec le temps. Nous – immigrés de deuxième génération – sommes désormais des acteurs sociaux, comme le disent Claudio Bolzman, Rosita Fibbi et Carlos Garcia dans “La deuxième génération d’immigrés en Suisse : catégorie ou acteur social ?”. Nous intervenons dans le champ social en nous opposant à d’autres groupes et en affirmant la spécificité de notre identité. Nous demandons plus d’inclusion. Notre parole se libère.

Le contexte plus global des réseaux sociaux amplifie le tout. Comme le dit très bien Alexandra Louis dans Libération : « ce n’est pas seulement une libération de la parole, mais aussi une libération de l’écoute ». On le voit avec les mouvements #metoo, #blacklivesmatter ou #stopasianhate. Les tenants de la culture dominante n’ont plus le monopole du discours public et de sa diffusion. Les victimes (de sexisme, de racisme, …) donnent plus facilement de la voix sur les réseaux, sont (un peu) plus visibles médiatiquement et ont désormais plus d’allié.e.s qui les écoutent et qui amplifient leur message. Comme on est pas en cours de sociologie des médias, je vous passe l’explication du pourquoi et du comment.

Nous qui sommes touché.e.s au quotidien par ce racisme ordinaire, cette multitude d’actes d’apparence banals et répétés, revendiquons une utilisation du langage qui ne nie pas nos identités.

Et si on n’utilisait le terme “magasin turc” que lorsqu’il s’agit d’un magasin tenu par quelqu’un de turc ou qui vend des spécialités turques ? Nous vivrions mieux ensemble dans la joie, la bonne humeur et l’ouverture dominicale.

Yan Luong

https://yanluong.com